Le ressenti, c’est comme « problématique » ou « bienveillant » : à force de l’utiliser à toutes les occasions, le mot s’est vidé de son sens. Et comme les deux autres, il est malheureusement souvent utilisé pour menacer, silencier et décentrer le débat.
Le ressenti, c’est la conséquence, dans l’esprit et corps d’une personne, de la perception d’une situation.
Il n’y a jamais une vision objective d’un fait. Un fait est toujours un objet de perception de la part des protagonistes qui en sont témoins : il y a toujours deux versions ou plus d’une même situation. Et malheureusement, dans une situation de conflit, il est extrêmement difficile de se mettre d’accord sur « ce qu’il s’est passé objectivement ».
L’émotion que crée une situation chez chacun·e est un précieux indicateur pour savoir si celle-ci le·la met mal à l’aise, s’iel doit s’en extraire ou au contraire, s’iel y est bien et doit la prolonger.
L’émotion entraînée par un même fait peut être complètement différente en fonction de la personne qui vit le fait. Ex : Truc et Muche se font insulter. Truc ressent de la peur. Muche ressent de la colère.
Oui, « le ressenti est légitime », dans le sens où une émotion est réelle et que c’est important de la prendre en compte. Ce n’est toutefois pas une fin en soi.
Ce qu’on peut régulièrement observer dans nos communautés, c’est que « le ressenti exprimé a valeur de vérité absolue »*.
Quand une personne dit « j’ai ressenti de la violence », alors ça la place directement dans une position de victime, souvent sans qu’on lui pose de questions au nom de la protection des victimes, sans qu’on ne sache ce que signifie pour elle « violence », ou même sans connaître le contexte. On juge à partir d’une information très partielle. Le mieux serait de suspendre son jugement, si on ne souhaite pas questionner cette personne - ce qui ne veut pas dire ne pas la prendre en charge.
Questionner une personne sur son ressenti n’est pas remettre en cause sa version des faits. Ce n’est pas « ne pas la croire ». Bien souvent même, ça peut éventuellement l’aider à mettre des mots, à s’exprimer et c’est une bonne chose car l’empathie et l’écoute sont de puissants outils pour sortir d’une souffrance.
Par exemple, nous nous sommes battu·e·s pour pouvoir dire le mot « viol » et qu’il soit défini, inscrit dans la loi. Le viol, tout comme une agression physique ou le harcèlement ont des définitions précises. Nous pouvons retravailler ces définitions ensemble, car elles sont souvent le reflet de la société capitaliste dans laquelle nous vivons. Mais nous nous devons, à nous-mêmes, en tant que militant·e, féministes ou queer, d’utiliser les mots précisément et à leur juste valeur. C’est un enjeu politique énorme.
Parfois, une situation peut créer de la peur, colère ou tristesse chez nous, sans que personne n’en soit nécessairement la source ou la cause.
Parfois, deux personnes prises dans une situation de conflit peuvent toutes les deux avoir très peur et se blâmer l’une l’autre pour cette peur en s’appelant « victime » et l’autre « agresseur.se ». Les mots sont importants. Les étiquettes qu’on accole aux autres aussi, surtout dans nos communautés où quasiment tout le monde se connaît, au moins de-vue-au-fond-du-bar, et où les étiquettes se transforment en tatouage indélébile à la vitesse de la lumière.
Prendre en compte un ressenti et des émotions est primordial. Mais ça ne peut pas servir à silencier une personne, à ignorer sa version des faits. Sortir du champ du ressenti pour aller dans l’argumentation constructive est primordial pour avancer politiquement et apprendre collectivement : c’est déplacer le centre de nos combats de l’individu au collectif.